Le Père Emmanuel LAFONT et NELSON MANDELA
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Ancien curé de Soweto, Emmanuel Lafont a bien connu Nelson Mandela. Il dresse le portrait d'un homme exceptionnel très attaché à la démocratie et à la réconciliation des Sud-Africains.
Évêque de Cayenne depuis 2004, Emmanuel Lafont fut curé à Soweto, le township de Johannesbourg, pendant 11 ans, de 1983 à 1994. Seul Blanc à y habiter, complétement intégré parmi les habitants, Manu, comme on l'appelle, ne fait pas qu'observer la lutte de libération du peuple noir, il y prend part activement. Il cotoie Winnie, l'épouse de Mandela, puis Madiba lui-même. Il se souvient.
Comment s'est passée votre première rencontre avec Nelson Mandela ?
Je l'ai vu une première fois peu de temps après sa libération, le 11 février 1990. D'abord dans une foule, dans un stade à côté de Soweto. Nous étions 120 000. C'était impressionnant. Je me souviens de sa démarche, de sa solennité. Il a eu du mal à faire taire la foule qui était en délire. Mais il a affirmé que si les gens ne faisaient pas silence, il ne parlerait pas. Il ne s'est pas laissé impressionner. Cela faisait des années que nous demandions sa libération, que nous subissions les arrestations, et voilà qu'il était là.
Deux jours après, sa fille Zinzi m'appelle et me dit : « Tu n'as pas encore rencontré tata ? – ce qui veut dire « père » en xhosa, la langue parlée par Mandela – Viens ! ». Il se trouvait dans sa vieille maison. Toutes les chaînes du monde étaient là. Il y avait une estrade de télévision dans la rue qui filmait 24 heures sur 24. À l'intérieur, il y avait peut-être 60 personnes dans 30 m2 : des ambassadeurs, des consuls. C'était ubuesque. Winnie Mandela m'a reconnu. Elle m'a poussé vers son mari. On a échangé deux ou trois mots, et c'était fini.
Mais quand je suis ressorti, je me suis trouvé nez à nez avec quatre journalistes français qui attendaient de pouvoir l'interviewer. Je les ai accompagnés. On nous a installés dans le petit jardin. Et là pendant 25 mn, il a répondu aux questions des journalistes. C'était absolument bluffant. Il avait une très grande maîtrise de lui et des sujets abordés. Il a été aussi très langue de bois quand il le fallait, surtout quand il a parlé de Winnie. Et quand on est ressortis, Julia Ficatier de La Croix m'a dit : « J'ai rencontré beaucoup de chefs d'États africains mais je n'ai jamais vu cela ! » C'était quelqu'un qui immédiatement capte par sa présence, sa bienveillance, son intelligence et son calme.
Et votre dernière impression…
Le dernier bon souvenir, c'était à Paris, au début des années 2000. L'Ena avait une promotion à son nom. Je me trouvais là avec Michel Rocard. Quand il m'a vu, il m'a tout de suite dit « Pourquoi avez-vous quitté l'Afrique du Sud ? Qu'est-ce qu'on vous a fait ? » Ensuite, je l'ai revu en 2004. Mais il était déjà très diminué. C'était un homme présent dans l'absence.
Il ne vous a jamais déçu ?
Si, lorsque j'étais en grève de la faim et qu'il m'a dit d'arrêter. Il ne croyait pas à ce genre de trucs. Et puis, il était autoritaire. C'était vraiment un chef. Quand il disait non, c'était non. Il prenait son temps avant de prendre une décision. Mais une fois qu'elle était prise, ce n'était pas la peine d'essayer de le faire revenir dessus. Il ne prenait aucune décision à la légère mais ne suivait pas des mouvements d'humeur. Il était très maître de lui.
Faisait-il l'unanimité à Soweto ?
Quand il est sorti de prison, les habitants de Soweto étaient dans une joie extrême. Mais le soir de sa sortie, son premier discours à Cape Town fut pour dire qu'il considérait Frederik De Klerk, alors le président, comme un homme intègre. Cela a fait grincer pas mal de dents. Les habitants ont perçu cela comme une provocation. Ce n'était pas le cas de la part de Mandela. S'il a dit cela, c'est qu'il le pensait vraiment. Quelques années plus tard, il a cessé de le penser…
Sa volonté farouche de réconciliation pouvait aussi choquer. Je me souviens en 1995, alors qu'il était président, il avait décidé d'inviter au palais présidentiel toutes les femmes des anciens Premiers ministres et présidents d'Afrique du Sud, donc des Blanches, et les femmes des anciens présidents de l'ANC. Parmi les Blanches, il y avait la veuve de Hendrik Verwoerd, l'architecte de l'apartheid qui avait mis Mandela en prison ! Celle-ci s'était repliée à Orania, une ville où les Afrikaners voulaient recréer une sorte de homeland. Elle lui a fait savoir qu'elle ne se déplacerait pas mais que si Mandela venait à Orania, elle lui offrirait volontiers une tasse de thé… Mandela a dit « Chiche ! » et il y est allé ! J'étais à l'époque au séminaire et je regardais ça avec trois prêtres africains qui disaient : « Non, là il va trop loin… » Il n'emportait pas l'adhésion sur tout !
Que restera-t-il de lui ?
D'abord le principe de la commission Vérité et Réconciliation qui a fait des émules. Mandela a dit à son peuple : « Pour l'unité du pays, acceptez que justice ne soit pas rendue. Mais nous ne pouvons pas donner l'amnistie si les gens ne reconnaissent pas ce qu'ils ont fait. » C'est surtout son désir d'unifier la nation sud-africaine au lieu de remplacer un dominant par un autre qui restera. « Toute ma vie, j'ai voulu combattre la domination des Noirs par les Blancs et des Blancs par les Noirs, c'est un idéal pour lequel j'espère vivre mais pour lequel je suis prêt, s'il le faut, à mourir. » C'était sa dernière phrase à son procès, et il l'a répétée presque mot pour mot le 11 février 1990, à sa libération. C'est un homme qui a réussi à dépasser sa colère et sa révolte pour réconcilier son pays et éviter qu'il s'enfonce dans le chaos.
À Lire
Le Curé de Soweto, d'Emmanuel Lafont et Jean Cormier. Éditions du Rocher, 21,90 €.